LACAILLE d’ESSE Jean-Baptiste

Prêtre

1895 : Naissance le 19 janvier

Carrière militaire dans la Marine Nationale
Marié, père de deux enfants dont l’un, Victor, fut l’architecte de la cité paroissiale Saint-Paul de Chalon

1950 : Le 29 juin, ordination, après le décès de son épouse

1950 : Vicaire à Notre-Dame d’Autun

1954 : Aumônier de la Congrégation du St-Sacrement d’Autun et secrétaire-archiviste de l’Evêché

1959 : Chanoine titulaire

1972 : Décède le 18 août à Chalon

Ludovic de Lanouvelle raconte

son grand-père, Jean-Baptiste Lacaille d’Esse

Le 18 août 2010

En vacances à La Grande Verrière depuis deux jours, je rends grâce à Dieu de nous avoir donné le petit Guerric Martin-Pélissard, le premier de nos petits enfants, qui est allé avec moi faire une promenade jusqu’à la rivière ce matin et du jardinage cet après-midi.
Je me suis remémoré les souvenirs de mon propre grand-père d’autant plus facilement que j’étais moi aussi l’aîné des petits-enfants et qu’en allant faire mes courses à Autun, je retrouve la ville de mes nombreux séjours chez lui au couvent des sœurs du Saint-Sacrement.
J’ai voulu écrire les lignes qui suivent à l’intention de mes enfants et petits-enfants, et plus généralement des descendants de Jean Lacaille d’Esse et de ceux qui ont entendu parler de lui.

L’enfance et l’adolescence

Jean-Baptiste Lacaille d’Esse est né en 1895, de Victor Lacaille d’Esse et Albane de Contenson. Son père était veuf quand il a épousé Albane. Sa première femme, née Mademoiselle de L’Huilier, lui avait donné un fils, Joseph, celui-ci grand invalide de la Guerre de 14 a été le parrain de ma mère. Il a épousé Germaine de Nantes, et devait ainsi devenir l’oncle de l’Abbé de Nantes, qui s’est tristement fourvoyé dans une position intégriste après le Concile Vatican II.
Mon grand-père a vu le jour à Montauban, où son père inspecteur des Eaux et Forêts était en poste, et il est mort le 16 août 1972 à Autun d’un cancer généralisé.
De son enfance, je sais peu de choses, sinon qu’outre son demi-frère, il avait une sœur Elisabeth, que j’ai bien connue à Ameugny et dont j’aurai l’occasion de reparler ; que dans sa famille, l’ambiance était un peu « janséniste », qu’il a été plusieurs années élève chez les Jésuites dans leur collège de Dôle, où les hivers étaient rigoureux et où une piste de luge avait été aménagée dans la cour de récréation.
Mon grand-père m’a raconté en riant qu’un de ses oncles aimait à dire d’un air pénétré : « soyons dévôts, soyons des pieux », ou que ses cousins disaient au plus jeune d’entre eux : « mais…tes yeux sont ouverts ! » et qu’ensuite lorsqu’ils lui demandaient comment étaient ses yeux, le petit garçon répondait : « je crois qu’ils sont verts ». Je crois également qu’il a commencé assez tôt une collection de timbres qu’il a considérablement enrichie par la suite au cours de sa carrière de marin.
Les vacances d’été se passaient dans la propriété familiale de son grand-père Just de Contenson à Ameugny. Just était né et avait vécu jusqu’à l’âge de 20 ans au château de Sercy où il avait bénéficié des leçons d’un précepteur, l’Abbé Raffin, futur curé de La Madeleine et Chanoine de la cathédrale de Paris. S’interrogeant sur une éventuelle vocation religieuse, et plus particulièrement celle de Père Mariste, Just est parti une année entière pour son discernement faire un tour du monde à bord d’un voilier avec les Maristes. A son retour, il lui est apparu qu’il avait la vocation du mariage et son père lui a alors acheté la propriété d’Ameugny. Il s’y est installé, s’y est marié avec Elise Ducret de Lange. Ils vécurent heureux et eurent neuf enfants, dont Albane.
Ameugny est un ravissant village de Saône-et-Loire dominant les vallées de la Grosne à l’Est et de la Guye à l’Ouest, situé à une dizaine de kilomètres au nord de Cluny, à trois de Cormatin, et sur la même colline que Taizé qui devait bien plus tard devenir un lieu célèbre de rassemblement œcuménique, principalement des jeunes, sous la houlette de Frère Roger.

lacaille-officierElève très intelligent et consciencieux, il m’a dit qu’il travaillait régulièrement et qu’il n’avait jamais ressenti le besoin de « bachoter » pour passer examens et concours. Entré en classe préparatoire chez les Jésuites à l’Ecole de la rue des Postes à Versailles (Ecole Sainte Geneviève), il a été admis, en 1912 à l’âge de dix-sept
ans, huitième à l’Ecole Navale, dont il est sorti second (« à ½ point du major » aimait à rappeler plus tard sa belle-mère).

L’âge d’homme

C’était un grand gabarit, mesurant 1,86 m, ce qui à son époque était assez rare ; il avait de larges épaules, des traits bien dessinés, de grandes mains et de grands pieds, des cheveux drus et raides d’un blond cendré et des yeux bleus assez clairs. Il n’a pas perdu ses beaux cheveux, mais, avec l’âge, ceux-ci sont devenus tout blancs.

01grandpereIl était fort mais pas sportif, il n’a jamais couru 100 m en moins de 15 secondes. Réservé, il parlait peu. Mais quand il s’exprimait, sa parole était sérieuse et mesurée. Quelques fois, je m’efforce d’être comme lui sérieux et mesuré mais ma fantaisie reprend souvent le dessus et je blague volontiers.

Il a fait une partie de la guerre de quatorze, embarqué sur un navire de guerre qui est allé aux Dardanelles. Il a appris la mort de son père en 1918 alors que son navire était dans un port de la Mer Noire. Un navire russe a été ancré « à couple » avec le sien, et s’il gardait un bon souvenir du caractère chaleureux des officiers russes du navire voisin qui avaient invité ceux de son bord à dîner, mon jeune grand-père se souvenait avec effroi de leur folie lorsqu’ils avaient bu, ce qui leur arrivait presque tous les soirs. Et il nous mettait en garde contre les slaves en général, leur charme et leur déséquilibre fonciers.
Plus tard, il a commandé à la mer et il était très angoissé par les manœuvres à l’appareillage et au retour dans les ports. En 1923, il a épousé Hélène Chambion née en 1900. Hélène était la deuxième des trois filles d’Albert Chambion. Rentier et musicien (on dit qu’il jouait de sept instruments de musique), celui-ci habitait Chalon l’hiver, dans l’hôtel Chambion faisant face à la Sous-préfecture –magnifique bâtisse de style Louis XVI et de très grande taille –, et l’été Le Mauny, grande et agréable propriété sise partie sur le territoire de la commune de Rosey, partie sur celle de Saint-Désert, à une petite dizaine de kilomètres au Sud de Chalon, entre Givry et Buxy.
Albert était l’héritier de la Banque Chambion, ses parents lui avaient dit que lorsqu’on possédait une fortune comme la sienne, on ne devait pas travailler. Il a eu par la suite l’occasion de dire à mon grand-père, son gendre : « quelle chance vous avez d’avoir un métier ; moi, je ne me suis senti utile que pendant mon service militaire ».
A l’origine de cette fortune était Numa Chambion, qui avait fondé la banque au lendemain de la Révolution. L’immeuble majestueux qui abritait la Banque Chambion est toujours visible à Chalon sur le Boulevard et c’est toujours une banque qui l’occupe, par suite de diverses fusions-absorptions dont la première a consisté par le rachat de la banque familiale par la Lyonnaise de Banque.
Albert avait épousé sa cousine germaine, Marie de Châteauneuf, pauvre et orpheline mais extrêmement jolie, intelligente et distinguée et pourvue d’une grande énergie doublée d’une grande douceur.
De leur mariage étaient issues trois filles. L’aînée, Madeleine, dont le fiancé Monsieur de Nesmes avait été tué à la guerre de quatorze, était entrée chez les Dominicaines garde-malades et je me souviens d’être allé lui rendre plusieurs visites dans son couvent de Beaune. Elle était la gaîté et la fantaisie mêmes.
La dernière, Marie-Louise, la plus belle, a épousé Raymond Orsel des Sagets. Engagé à 17 ans, mon oncle Raymond avait été gazé pendant la Grande Guerre de sorte qu’il avait des difficultés respiratoires et tenait souvent entre les dents une petite fleur grâce à laquelle, mine de rien, il respirait en partie par la bouche. Diplômé de l’Ecole d’Ingénieurs de Grenoble, il a commencé sa carrière comme ingénieur gazier, dans l’entreprise qui devait devenir plus tard Gaz de France ; puis, avec un inventeur, il a créé sa propre entreprise, la SECMO dont le siège était à Bourgneuf-Val d’Or. Oncle Raymond et Tante Marie-Louise ont eu sept enfants (dont un petit Roland mort à l’âge de deux ans) qui passaient leurs vacances au Mauny et dans le vieux château de la Tour des Echelles, à Jujurieux, dans l’Ain, propriété de l’Oncle Raymond. Ces cousins, pleins de vie et extrêmement affectueux, ont été comme des frères et sœurs pour Maman et son frère Victor.
Hélène Chambion était une belle jeune fille brune à l’allure pensive. Mon grand-père et elle s’étaient rencontrés à un bal donné au château de la Tour Bandin, élégante construction dans un grand parc à la sortie Sud de Buxy, appartenant aux Valence. Comme souvent, à cette époque, cette rencontre n’était aucunement fortuite mais avait été soigneusement préparée.

02grandpereJean-Baptiste et Hélène Lacaille d’Esse se sont beaucoup aimés. Hélène a été cinq fois enceinte, mais n’a eu que deux enfants, Marie-José, née en 1924, et Victor en 1927. Elle est morte le 6 juillet 1931, à l’âge de 31 ans, des suites d’une mastoïdite qui, à la veille de l’invention de la pénicilline, s’est transformée en méningite et n’a pas pu être soignée.
Veuf à l’âge de trente-six ans, mon grand-père, a poursuivi sa carrière de marin, tandis que sa belle-mère, Marie Chambion (surnommée Bobo ou Guizy), s’est efforcée de remplacer sa défunte fille, suivant son gendre dans ses diverses affectations et s’occupant de ses petits enfants Marie-José et Victor avec un amour incomparable.
Mon grand-père, qui était extrêmement pieux, emportait à son bord l’histoire de l’Eglise de Fliche et Martin qu’il lisait assidûment. Puis, il a été affecté à Toulon et à Brest. Il aimait les grandes promenades avec ses amis, notamment le commandant de Torcy et le commandant de La Rosière, dans l’arrière-pays varois et, féru de photographie, il en rapportait de superbes clichés très poétiques en noir et blanc.
Il a été affecté ensuite à la direction du personnel de la Marine dans l’Hôtel de la Marine rue Royale. De la fenêtre de son bureau donnant sur la place de la Concorde, Maman se souvient d’avoir vu le défilé du 14 juillet.
Peu avant la Deuxième Guerre mondiale, il a été au cabinet du Ministre de la Marine, Georges Leygues.
Aussitôt après, il a été nommé à l’Etat-major de la Marine de la Méditerranée sous les ordres de l’Amiral Darlan. Enfin, au début de la Deuxième Guerre Mondiale, il a été nommé Commandant de l’Ecole Navale par l’Amiral Darlan, et il a installé l’école en zone libre dans les locaux Fort Lamalgue rénovés pour la circonstance, à Toulon.
Papa, Henri Saint-Cyr Veau de Lanouvelle, né le 6 janvier 1921, avait présenté l’année précédente le concours de l’Ecole Navale, dont les épreuves avaient été interrompues à cause de la déclaration de guerre.
En 1941, il a repassé avec succès le concours auquel il a été reçu trentième. Arrivé à Toulon, il a été remarqué par le commandant de l’Ecole qui progressivement l’a apprécié au point qu’il demandait à Dieu dans sa prière quotidienne de faire en sorte que – si telle était Sa volonté – sa fille Marie-José rencontre l’enseigne de vaisseau Veau de Lanouvelle et l’épouse.
Papa est sorti huitième de Navale. Les dix premiers ont été invités à dîner chez le Commandant dont la fille est venue jouer du piano. Papa a écrit le lendemain à sa grand-mère qu’il avait vu la fille du commandant et que celle-ci avait de beaux yeux. La grand-mère a déclaré que son petit-fils était amoureux.
Entre temps, en 1942, la flotte française s’était sabordée à Toulon. L’Ecole Navale s’était repliée à Clairac, dans le Lot, avant d’entrer dans la Résistance à la fin de la guerre sous le nom de « Bataillon Ecole Navale ». Mon grand-père était très heureux de n’avoir perdu aucun de ses élèves malgré les troubles extrêmes de ce temps. A la Libération, il n’a pas été inquiété ; mais l’Amiral Missoffe, son camarade de promotion, qui avait choisi le camp gaulliste et avait de très importantes responsabilités dans la Marine nouvelle, l’a prié de donner sa démission.
Mon grand-père lui a dit : « ce que j’ai fait, tu n’aurais pas été capable de le faire », et il a donné sa démission.
Ensuite, il a passé une année à Ameugny où il a planté une vigne et fait le tennis. Comme école d’application Papa avait choisi l’Ecole Supérieure d’Electricité, puis il s’était perfectionné dans les radars en Angleterre. De passage à Paris, il avait demandé à mon grand-père s’il pouvait faire sortir sa fille, et, à la grande surprise de cette dernière, celui-ci avait accepté avec empressement.
Quelque temps après, Place des Etats-Unis, à Paris, papa a demandé à ma mère s’il elle voulait qu’ils se marient avant ou après son départ pour l’Indochine. Ma mère a pris un air étonné et lui a répondu qu’elle n’y avait jamais songé…Ils se sont mariés quelques mois plus tard, le 2 octobre 1946 au Mauny. La prière de mon grand-père était exaucée.
Le soir des noces, le 1er octobre 1946, mon grand-père a convoqué Papa pour lui annoncer avec une certaine solennité qu’il entrait au séminaire d’Issy-les-Moulineaux quinze jours plus tard. Il a paru un peu surpris que Papa, tout à la joie de son mariage et de la vie qui s’offrait à lui, réponde d’un ton enjoué qu’il trouvait ça épatant. Trois mois plus tard, Papa partait pour l’Indochine sur l’aviso-escorteur Commandant Duboc.

Le grand-père

Ma naissance, le 30 janvier 1948, lui a donné le statut de grand-père à l’âge de 52 ans. Au séminaire, mon grand-père a rencontré Xavier de Chalendar, qui m’avait baptisé. Celui-ci racontait qu’un jour où ils se promenaient tous les deux dans le jardin du séminaire, il avait demandé à mon grand-père ce qu’il pensait de tel de leur professeur, et que mon grand-père lui avait répondu qu’il n’avait pas l’habitude de juger ses supérieurs.

Une fois ordonné prêtre, en 1955, pour le Diocèse d’Autun, Jean Lacaille d’Esse, qui aurait aimé être curé de campagne, a été nommé vicaire de l’Eglise Notre-Dame, située sur la place du Champ de Mars à Autun. Après
un peu plus d’une année il a été nommé aumônier des sœurs du Saint-Sacrement, tandis qu’il s’occupait à mi-temps, à l’Evêché d’Autun, de la Mutuelle Saint-Martin (la mutuelle des prêtres).
Il avait décliné le poste de directeur du collège de garçons Saint-Lazare pour lequel le désignaient ses anciennes fonctions de directeur de l’Ecole Navale. Il a expliqué en famille (l’a-t-il dit à l’Evêque ?) qu’à l’Ecole Navale il n’avait par hypothèse pas à faire aux parents d’élèves, tandis qu’à Saint-Lazare il aurait eu de nombreux rapports avec eux et qu’il pensait ne pas être assez diplomate pour pouvoir leur dire quand il le faudrait : « votre fils est nul » avec les mots appropriés et sans les blesser.
J’ai toujours connu mon grand-père en soutane. Quand il était marin, je n’étais pas encore né, et quand les prêtres ont commencé à porter des costumes de clergymen (ou à s’habiller n’importe comment) mon grand-père a dit que si ses confrères le souhaitaient grand bien leur fasse, mais que lui-même avait porté suffisamment longtemps l’uniforme ou le costume civil pour ne pas céder à cette tentation. Je crois que plus profondément, il souhaitait être reconnu comme prêtre au premier coup d’oeil par l’homme de la rue.
Il a béni le mariage de ma tante Marie-Odile de Contenson avec Stanislas de Fleurieu. J’avais quatre ans, et, dans la nef de l’église, je tendais paraît-il les bras vers lui en train d’officier en appelant « grand-père ! grand-père ! ».
Il a béni également celui de son propre fils, Victor Lacaille d’Esse, avec Monique de Jouennes d’Herville, dans l’église de Touches au-dessus de Mercurey, dont le maire n’était autre que le père de la marié qui a célébré le mariage civil en sa mairie, ce qui donna lieu à la comptine suivante : « Le Maire nous marie, Le Curé nous bénit, Vive le Maire, Vive le Curé, Vive le Mercurey »
Au mois d’août, mon grand-père prenait ses vacances pour partie au Mauny chez sa fille, Maman, et pour partie chez lui à Ameugny avec la famille de
son fils Victor.
Au Mauny, je me souviens qu’il passait de longues heures dans la cour devant la maison, au soleil, coiffé d’un casque colonial du temps où il avait fait le tour du monde, et que, enveloppé de grands draps blancs, il repeignait
les volets posés sur des tréteaux avec de la peinture à la céruse qui tient longtemps mais qui, en raison de sa toxicité, a été depuis retirée du marché.
Le matin, je servais sa messe dans une église vide ; un été, nous la servions à deux, mon copain Eric de Montmagner, fils de marin, en séjour au Mauny et moi, nous avions seize ans et, agenouillé au pied de l’autel, j’avais des fous rires tandis qu’Eric s’efforçait de garder son sérieux.
Mon grand-père s’occupait aussi des deux hectares de vignes de Montagny que ses enfants possédaient en indivision avec les Orsel. Le vigneron, Henri Brossut, habitait Buxy dans un bel ensemble immobilier appartenant aux Chambion et comportant une vaste cave. Henri était tout noué, il boitait quand il marchait mais retrouvait légèreté et aisance lorsqu’il montait sur un vélo. Les quelques centaines de bouteilles de Montagny blanc (en existe-t-il du rouge ?) produites par le domaine étaient commercialisées par les membres de la famille. Mon grand-père, qui avait un bon coup de crayon, avait dessiné l’étiquette laquelle représentait le vieux pigeonnier derrière la maison des Brossut. Je me souviens d’avoir proposé de ce vin à mes camarades de classe. J’avais même été particulièrement mortifié lorsqu’un jour mon ami Bruno Cottin m’avait dit qu’une des bouteilles achetées par ses parents aurait été mal lavée et qu’une tache était visible à l’intérieur. Cela dit, je crois que ce Montagny était généralement très apprécié, mais, l’indivision étant ce qu’elle est, le domaine a été vendu par la suite à un important exploitant voisin qui a ainsi agrandi sa propriété.
Ensuite, il allait dans sa maison d’Ameugny distante de 25 km. Il y retrouvait son fils, Victor, surnommé Vico, sa femme Monique et leurs enfants Hélène, Dominique (une fille), Olivier et Odile. L’oncle Vico avait fait les Beaux-Arts à Paris et un Master à Harvard, il était un architecte et un peintre très doué. Sa femme, Monique, était sortie major de l’Ecole des Arts Décoratifs de Paris, elle travaillait avec lui ; méthodique et organisée, elle était son chef d’agence. Son père dirigeait à Mercurey, la maison de négoce familiale Antonin Rodet, à l’époque premier exportateur de Saône-et-Loire.
Oncle Vico était très bel homme, grand, élancé, avec des traits affirmés, des cheveux bouclés, un air romantique et, comme disait maman, des yeux « jaune lièvre », ce qui était une manière campagnarde de dire qu’il avait les
yeux dorés. Jolie jeune femme brune aux traits réguliers et au regard intelligent, Tante Monique avait de très jolies épaules rondes qui lui donnaient un superbe décolleté.
Oncle Vico aimait beaucoup acheter des tableaux modernes. Il jouait très bien au tennis, et un jour, je l’ai vu tomber sur la terre battue en essayant de rattraper un de mes services. D’abord très fier de mon exploit, j’ai vite déchanté car un peu enveloppé, il était mal tombé et s’était cassé le tendon d’Achille qui fut long à réparer.
Mon grand-père m’invitait souvent à passer la troisième semaine d’août chez lui. Je prenais la micheline à la gare de Saint-Désert, qui se trouvait éloignée du village, au bout d’une allée de platanes. Je descendais à celle de Cormatin où mes cousins, Damien de Villemeur et Isabelle Rigo notamment, venaient me chercher et nous montions ensemble le chemin qui conduit au sommet de la colline d’Ameugny jusqu’à la « grande maison » où mon grand-père habitait avec sa sœur Elisabeth Morin de Finfe (mère de l’abbé Mayeul) qu’il hébergeait.
J’ai bien connu celle-ci qui était la veuve d’un homme dont la carrière s’était déroulée comme journaliste dans la presse catholique à Paray-le-Monial. C’était une grande femme à la chevelure abondante qui paraissait prendre la vie avec philosophie et un certain humour en fumant des Gitanes papier maïs.
Mon grand père était propriétaire de la « grande maison », maison de maître du début du XIXème siècle jouissant d’un parc descendant vers l’Ouest et d’une vue magnifique dans cette même direction, ainsi que de quatre ou cinq maisons le long de la rue longeant le côté nord du parc. Dans ces maisons, dont certaines avaient un jardin communiquant avec le parc, mon grand-père logeait, dans la première le gardien, et hébergeaient dans les autres les ménages de ma tante Elisabeth : les Morin de Finfe (trois enfants), dans une jolie bâtisse ornée d’une galerie bourguignonne, les Villemeur (cinq enfants) dans la maison suivante et enfin les Rigo (six enfants) dans la « maison des soeurs » qui avait abrité autrefois quelques religieuses.
Mes cousines et mon cousin germains étaient beaucoup plus jeunes que moi, de sorte que je fréquentais davantage mes cousins issu-de-germains notamment Béatrice, Benoît et Isabelle Rigo ainsi que Damien et Claire de Villemeur qui avaient peu ou prou le même âge que moi qui me situais entre Isabelle et Damien. Dans cette bande, le préféré de mon grand-père était Damien qui était sérieux et industrieux : ils aimaient bricoler ensemble.
Mon oncle Gabriel de Villemeur, agent immobilier à Périgueux, était par ailleurs champion d’échecs. Le grenier de la maison de l’oncle Etienne Rigot me fascinait car il y avait installé à hauteur d’homme un immense train électrique dont les voies multiples se croisaient dans un paysage bourguignon où l’on reconnaissait des architectures de la région.
Leurs femmes respectives, Marie-Chantal, et Albane, l’aînée, étaient des intellectuelles qui, malgré des travaux ménagers incessants continuaient à se cultiver. Guy Morin de Finfe avait été tué dans un accident de la route par un chauffard ivre, laissant trois enfants en bas âge et une jeune veuve, Louise- Marie de Charrette, d’une exceptionnelle beauté.

04grandpereCette ribambelle de cousins du même âge à Ameugny contrastait avec la situation qui prévalait au Mauny où je n’avais comme camarades de jeux que Michel Rion, le fils du fermier de neuf mois mon cadet et mes frères Pierre (cinq ans de moins que moi) et Philippe (huit ans de moins), même si j’avais la ressource d’aller à vélo jusqu’au Cray où je retrouvais Roland du Cray et ses cousins germains Gilles, Olivier et Michel, dont les pères étaient les seuls cousins du côté de papa dans la région.
Dans l’un des platanes du parc d’Ameugny avait été installée une cabane surélevée en planches où nous passions pas mal de temps ; l’après-midi nous allions volontiers nous baigner en bas de la colline dans la Grosne ; après les heures chaudes nous jouions au tennis sur le court que mon grand-père avait construit et où des cousins et amis venus de plus loin venaient nous rejoindre ; les uns jouaient pendant que les autres, assis dans l’herbe, les regardaient en attendant leur tour.
Ainsi des bords de la Grosne où leur grand-mère Tante Dolly Valentin, délicieuse vieille dame aux yeux pervenche et aux cheveux de neige, avait sa maison, les cousins Noël et Simon-Duneau montaient jusqu’à Ameugny. Puis, la semaine finissait et je retournais au Mauny en quittant à regret mon grand-père que je retrouverais plus tard à Autun pendant certaines petites vacances de l’année scolaire.
De mes séjours à Autun j’ai gardé le souvenir d’une vie très réglée, rythmée par la messe du matin à laquelle je n’assistais pas toujours, les repas dans la petite salle-à-manger du rez-de-chaussée apportés par Soeur Saint-Claire qui traversait à cet effet la grande cour du couvent, et par le Salut du Saint Sacrement, célébré à 17h, qui me plaisait particulièrement.
Au 7 rue Saint-Andoche, se trouvait le couvent des Soeurs du Saint-Sacrement d’Autun où l’on accédait par un grand portail à droite duquel s’ouvrait une porte desservant la maison dont le premier étage était affecté à mon grand-père, outre la salle-à-manger au rez-de-chaussée. J’arpentais avec beaucoup de plaisir les rues d’Autun seul ou avec mon grand-père. Il existe une photo, prise par un photographe professionnel, de nous deux descendant la rue des Bancs à la hauteur du Musée Rolin, mais sur le trottoir opposé.
Bien entendu ma préférence allait au quartier de la cathédrale et à la cathédrale Saint-Lazare elle-même. J’y ai découvert les beautés de l’art roman, en admirant plus particulièrement le tympan du XIIème siècle sculpté par Gilsebertus et les chapiteaux exposés dans la salle capitulaire à laquelle on accédait par un escalier de cinquante marches et d’où l’on apercevait les jardins des merveilleuses maisons sises sur les remparts. Outre le Christ en gloire du Jugement dernier avec les saints et les anges, les âmes damnées et les démons, je ne me lassais pas de contempler la Fuite en Egypte ou le Sommeil des Mages.
Le Musée Rolin abritait aussi – et abrite toujours – deux chefs d’œuvre : Eve prenant le fruit défendu, un linteau de pierre du XIIème siècle, et la fameuse Vierge d’Autun en bois polychrome, du XVème.
J’étais moins intéressé par les ruines romaines ou gallo-romaines (le théâtre, les portes d’Arroux et Saint-André, les remparts impressionnants, la pierre de Couhars et le temple de Janus) à cause de leur moindre état de conservation et de leur situation excentrée.
Avec mon grand-père, nous faisions aussi des courses. Un jour, il m’a emmené dans un magasin d’antiquités, avenue de la République (aujourd’hui avenue du Général de Gaulle), dont il connaissait la propriétaire devant laquelle je me suis incliné profondément en lui baisant la main à sa grande surprise. Une fois ressortis dans la rue, mon grand-père m’a expliqué avec une douceur amusée qu’on ne faisait pas le baise-main aux commerçantes. Souvent nous allions ensemble Grande rue Chauchien dans la librairie-papeterie Lucotte dont le patron connaissait bien mon grand-père et consentait une réduction aux ecclésiastiques.
Un Lucotte, journaliste, devait être plus tard sénateur et Maire d’Autun ; il a donné son nom à la base de loisirs Marcel Lucotte.

Il nous arrivait de faire ensemble des promenades plus champêtres, à la Pierre de Couhars et à la cascade de Brisecou, laquelle malgré son nom terrible ne constitue dans mon souvenir qu’un mince fil d’eau, ou encore jusqu’à la Croix de La Libération qui, sur le plateau, domine la ville et la vallée de l’Arroux et d’où l’on jouit d’une vue magnifique vers le Nord.
Lorsque sonnait l’Angélus, nous nous arrêtions de marcher pour le réciter. Si mon grand-père me laissait visiter seul la cathédrale dans ses moindres recoins, il avait été très contrarié parce qu’un jour j’avais joué au football dans la rue Saint Andoche avec des garçons du quartier un peu plus jeunes que moi ; il m’avait prié de ne pas recommencer.
Mon grand-père m’a donné pour la philosophie thomiste un goût qui s’est développé par la suite lors des séjours que j’ai effectués à l’Abbaye de Solesmes, que m’a fait découvrir un de ses amis, le Commissaire général de La Monneraye qui m’avait invité dans sa propriété du Ravay, près de Laval, ainsi que lorsque j’ai suivi les cours donnés par Jean Daujat dans les locaux de la Faculté catholique de Paris pour le Centre d’Etudes religieuses, et ceux de Michel Villey, éminent professeur de philosophie du droit et d’histoire de la philosophie du droit à l’Université de Paris II (Panthéon-Assas), sous la direction duquel j’ai fait un mémoire sur la condamnation du Sillon par Saint-Pie X, dans le cadre de mon Diplôme d’Etudes Supérieures d’Histoire du Droit.
Rue Saint Andoche, la pièce principale était son bureau, éclairé par deux fenêtres sur la droite, et dont les murs étaient ornés de photographies en noir et blanc des navires de guerre sur lesquels il avait été embarqué. Au milieu, une table de style Louis XIII aux pieds torsadés, avec une chaise au dos arrondi enveloppant celui qui s’y asseyait. Sur le côté un fauteuil Voltaire revouvert de velours rayé dans lequel mon grand-père s’assoupissait un
quart d’heure après le déjeuner. C’est dans ce bureau que nous faisions tous les deux à genoux la prière du soir. Il affectionnait celle de Bossuet dont je me souviens qu’elle nous invitait à prier notamment « pour les prisonniers et les âmes affligées ».
Il était abonné à la revue « Itinéraires » puis avait résilié son abonnement, jugeant trop violentes les positions anti-conciliaires prises son directeur Jean Madiran. Il avait préféré « L’Homme Nouveau », bimensuel auquel il m’avait également abonné. Son rédacteur en chef était Marcel Clément et son directeur l’abbé Richard, théologien marial, et Jean Daujat y tenait une chronique. J’ai fréquenté la librairie de « L’Homme Nouveau » place Saint-Sulpice, j’ai connu Marcel Clément et suivi ses conférences toujours très brillantes comme ses éditoriaux.
Il regrettait que se perde le « sens du sacré » et je pense que c’est sous son influence que j’ai tellement apprécié quand j’étais étudiant les messes célébrées par l’Abbé Guérin, responsable de l’Œuvre d’Orient, dans la chapelle des sœurs rue Notre-Dame des Champs. C’était de très belles liturgies, avec une chorale grégorienne, des servants d’autel et de magnifiques homélies. L’Abbé Guérin a suscité de nombreuses vocations de moines et de moniales, notamment celle de Bernard Trémolet de Villers entré à Fontgombault ; puis, sous la protection du Cardinal Ciri, il est allé fonder un séminaire en Italie où l’ont suivi certains d’entre nous.
Parlant des catholiques et des écoles catholiques, mon grand-père regrettait qu’on ne « leur apprenne plus leur religion ». Parfois, dans certains moments d’abattement, il disait en parlant du clergé français et au prix d’une métaphore empruntée à sa première vie : « j’ai l’impression de faire partie d’une armée en déroute ».
Pour ma part je me suis sérieusement posé la question de la vocation religieuse, plus particulièrement de savoir si je rentrerais à Solesmes, et j’ai voulu approfondir ma culture religieuse en suivant les trois années de formation dispensées par Jean Daujat dont j’avais connu l’existence par mon ami Antoine Bied-Charreton, camarade de Faculté. Après moi, mes parents sont allés suivre ces cours tandis que, de leur côté mes futurs beaux-parents Paul et Christiane Trapet, que je ne connaissais pas encore à l’époque, avaient fait de même.
Mon grand-père faisait une retraite annuelle chez les bénédictins de l’Abbaye de La Pierre Qui Vire dans le Nord du Morvan ; il célébrait la messe tous les jours et lisait son bréviaire avec une ponctualité parfaite. Quand j’étais en séjour chez lui à Autun, je lui servais souvent d’enfant de chœur et, pensant que toutes les sœurs avaient les yeux braqués sur ma petite personne, je m’efforçais de prendre un air à la fois très pénétré et très distingué.
Les dimanches et jours de fêtes religieuses, la célébration de la messe était enrichie d’une homélie.
S’il avait un esprit clair et précis, il n’était pas en revanche un bon orateur et sa timidité lui interdisait toute improvisation ; aussi rédigeait-il entièrement tous ses sermons, comme il avait écrit le texte des conférences données aux élèves de l’Ecole Navale sur le rôle du chef et autres sujets appropriés.
Sur l’original de ses prêches, il mentionnait la date à laquelle il les avait donnés et devant quel auditoire. Lorsqu’un certain temps s’était écoulé, il s’autorisait parfois à redonner tel ou tel sermon devant le même public ou un autre.
J’ai conservé le texte de la plupart de ses sermons et j’aimerais un jour les publier à l’intention de ses descendants. Il prêchait également aux sœurs des retraites, leur donnait des instructions et les confessait ainsi que les élèves de leur collège qui le souhaitaient. J’en ai eu, bien des années après un écho touchant. En 1990, je venais de m’associer avec Christophe Nicolaÿ dont une tante, soeur de son père, était religieuse à Venières, non loin de Tournus. Lorsque cette religieuse a informé sa communauté de notre nouvelle association, plusieurs soeurs ont dit qu’elles se souvenaient très bien du Chanoine Lacaille d’Esse ; l’une d’elles, une demoiselle (nom double chalonnais, premier client de Vico) entrée depuis peu au couvent, l’avait connu alors qu’elle était élève au Saint-Sacrement d’Autun, et elle a déclaré aux sœurs présentes qu’« il était si doux en confession ».
Je me souviens que ce propos m’avait fait grand plaisir mais qu’il ne m’avait pas étonnée. En effet, sous une apparence imposante et malgré sa rigueur naturelle, c’était un homme d’une grande finesse de cœur, d’une grande bonté, et tout à fait capable de montrer à ses pénitents l’immense miséricorde de Dieu.
A l’Evêché, il avait en revanche essentiellement un travail de bureaucrate qu’il a accompli consciencieusement sous l’autorité de Monseigneur Lebrun puis de Monseigneur Lebourgeois. Toutefois, il devait en outre être plus ou moins associé au gouvernement du Diocèse lorsque l’Evêque réunissait ses prêtres, puis plus tard lorsqu’il a été nommé chanoine de la cathédrale d’Autun.

lacaille-familleEn dehors des séjours que j’effectuais seul chez lui, mon grand-père recevait la visite de la famille au complet lorsque mes parents nous emmenaient au Mauny et que nous faisions étape à Autun où Soeur Sainte-Claire nous servait un repas de fête et où nous étions ensuite reçus par Mère Saint Germain, la supérieure du couvent, femme déjà âgée, de toute petite taille, au regard vert profond et au visage souriant empreint d’une immense douceur.

Ludovic de Lanouvelle

 

 

 

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L’article du magazine « La Baille » la revue des Anciens de l’Ecole Navale :
« Une école navale éphémère dans le Sud-Ouest (1943-1944) »

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L’article du journal Sud-Ouest du 12 juin 1964 :
« L’Ecole Navale prend le maquis »

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